jeudi 2 octobre 2008

En 1964, un violent réquisitoire contre le livre de poche

LE MONDE DES LIVRES 02.10.08 12h23

On a du mal à le croire tant le livre au format de poche appartient au paysage naturel et familier du lecteur en nous.

Non seulement il ne fait pas débat mais on ne voit même pas en quoi il pourrait faire débat.

Et pourtant, la rentrée littéraire de 1964 fut marquée par une vive polémique contre le petit de l'édition.

Un mini-scandale à son image. Engagé par la revue du Mercure de France dans sa livraison de novembre, il était lancé par un philosophe, sémiologue et historien de l'art, Hubert Damisch, dans un article de seize pages intitulé "La culture de poche".

Qu'y lisait-on de si terrible qui fut lu comme une déclaration de guerre contre la culture populaire ?

Que le livre en format de poche permet de placer "entre toutes les mains les substituts symboliques de privilèges éducatifs et culturels auxquels la grande masse ne participe pas pour autant".

Qu'il propose de la culture au consommateur "dans les mêmes conditions et suivant les mêmes méthodes qu'un quelconque paquet de détersif".

Qu'il n'est au fond qu'un "avatar des impératifs de profit et de rentabilité" et qu'il crée "une illusion culturelle".

On l'aura compris, à ses yeux, le livre de poche était une entreprise mystificatrice reposant sur une démocratisation factice ;

elle proposait une approche superficielle des oeuvres ;

son effet pervers était de nous détourner de l'oeuvre particulière qui exigerait temps et profondeur.

C'est peu dire que Damisch dénonçait la "vulgarisation" de la culture : le mot va bien à sa démonstration, d'autant qu'il commence mal. D'aucuns virent dans la solidarité nouée autour des thèses d'Hubert Damisch la réaction corporatiste d'intellectuels effrayés de voir leur échapper le monopole du savoir et de la connaissance dans ce qu'ils ont de plus élevé.


Cinq mois après, une autre revue, celle de Sartre, Les Temps modernes, lui répondit avec en tête de sommaire un dossier contenant des points de vue (Jean-François Revel, Philippe Sollers...) ainsi qu'une longue analyse de Bernard Pingaud défendant le poche pour sa modestie, sa résistance à la thésaurisation, sa valeur tirée de son indignité même.


A croire que la date de naissance du poche fut une nuit du 4-Août marquant la fin du privilège de la lecture.


Et comme pour enfoncer le clou, le mois suivant, Hubert Damisch consolida sa position, dans Les Temps modernes cette fois, sous le titre "Le langage de la pénurie", suivi de différents points de vue, dont celui du directeur Jean-Paul Sartre.

N'empêche que la polémique entre les deux revues fut l'occasion de rappeler que le livre traditionnel et le livre de poche ont tout de même ceci de commun qu'ils sont des produits destinés aux circuits du commerce.


Dès le début, il y avait eu des écrivains pour porter le poche aux nues, tel Jean Giono qui y voyait carrément "le plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne", et d'autres pour refuser que l'on réduisît ainsi leurs oeuvres tels le poète Henri Michaux, André Pieyre de Mandiargues et Julien Gracq.

Depuis, le principe du poche est si bien ancré dans les moeurs que lorsque, dans ce format-là, un éditeur se risque à publier un inédit, celui-ci a de fortes chances de passer inaperçu en tant que tel.

En 1964, Hubert Damisch déplorait que par le biais du livre bon marché, la culture se donna sans effort et sans que le lecteur y mit le prix. Aujourd'hui, on se demande plutôt avec quelles armes la culture pourrait bien résister à la déferlante de la gratuité et à son inscription durable dans les esprits. - Pierre Assouline



Hubert Damisch,
né en 1928, est un philosophe français spécialisé en esthétique et histoire de l'art, professeur à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris.

La réflexion d'Hubert Damisch prend en compte la
sémiologie dans l'esthétique. Il écrit sur la peinture, l'architecture, la photographie, le cinéma, le théâtre. Son œuvre fait référence dans le domaine de la philosophie et de l'histoire de l'art.

En 1974 il publie Huit thèses pour (ou contre) une sémiologie de la peinture.

Philosophe et penseur de l’art, on lui doit de nombreux ouvrages de référence, notamment sur les liens entre l’art et l’architecture. Parmi ceux-ci, on pense à Ruptures/Cultures en 1976 ou L’Art est-il nécessaire ? en 1993.

Sur le théâtre, il signe une étude attentive de l’œuvre de Titina Maselli interrogeant sans cesse l’articulation entre l’art de la
scénographie et les résistances du plateau.
En 1993, avec
Jean-Louis Cohen, il dirige un ouvrage collectif sur l'architecture américaine où est étudié le modèle américain de la modernité en architecture, qui représente le modèle pour l'Europe et son avenir. En effet, l'Amérique est « la modernité en acte » selon son expression, qui, dans le domaine de l'architecture, ouvre la voie à l'Europe. Celle-ci ne cessera non seulement de s'en inspirer, mais même de l'imiter.
En 1997 il publie Un souvenir d’enfance de Piero della Francesca, ouvrage dans lequel il se demande « d'où vient la force d'attraction qu'exerce la Madonna del Parto peinte par
Piero della Francesca ? »
Il s'agit d'un étrange tableau, représentant une
Madone enceinte qui désigne le haut de son ventre là où sa robe s'écarte en une longue fente, qui suit le long de son corps. La Madone est elle-même au centre d'une tente ronde faite de tissus dont deux anges tiennent les pans supérieurs pour les écarter. Vierge et mère, ce paradoxe est ici accentué encore car le regard perçoit une vierge mystérieuse, image de la féminité, mais représentée en donnant à voir un phallus barrant son corps sur fond de féminité que tout son corps manifeste, tout à la fois, redoublant une étrangeté de l'impression qui se dégage du tableau, par le fait qu'en même temps, ce corps maternel phallique ou phallophore laisse voir comme un vagin. L'ensemble de l'image tient au centre d'une tente semblable à un utérus qui contient son précieux fœtus.

Damisch montre que les anges lèvent le voile sur le questionnement éternel des enfants analysé par
Freud, puisque depuis ses études sur la sexualité infantile, nous savons que les enfants sont habités par cette question métaphysique et toujours sans réponse : d'où viennent les bébés ? Damisch, de manière très savante et très subtile, conduit le lecteur dans une investigation abyssale d'un tableau aux significations labyrinthesques.-wikipédia

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